Ulrich Boschwitz. Le Voyageur. Ed Grasset. Trad de l'allemand par Daniel Mirsky. 340 p. 19 €.
François-Guillaume Lorrain @ Le Point (via CICAD):
Lire l'article complet: Kafka chez les NazisComment fuir l'Allemagne de 1938 quand on est juif? Réponse dans ce récit inédit de Boschwitz. Un chef-d'œuvre écrit dès 1939 par un auteur de 23 ans.
Ulrich Alexander Boschwitz
Joseph K prend désormais des trains au lieu du chemin du tribunal. Ici, le personnage s'appelle Otto Silbermann. Difficile avec un tel nom, en Allemagne, au lendemain de la Nuit de Cristal (novembre 1938), de passer inaperçu. Alors qu'il négociait en toute hâte la vente de sa maison, on vient l'arrêter. S'échappant par une porte dérobée, Silbermann entame une odyssée ferroviaire. Berlin-Hambourg-Dortmund-Aix-la-Chapelle-la frontière belge-Berlin-Dresde-Berlin: le Reich, qui a fermé ses frontières pour les Juifs, n'est plus qu'un vaste piège. L'araignée nazie a tissé sa toile silencieuse.
Toutes les voies mènent à une impasse et le nœud coulant se resserre autour d'un paria qui se débat avec, pour tout viatique, 40 000 marks dans une serviette. Nouveau juif errant, il échoue dans un café, un restaurant, un hôtel, d'où il repart bientôt, fantôme qui fuit les aryens, dénonciateurs potentiels, comme les siens, pestiférés à éviter. Tout ce qui était simple se complique, la moindre certitude vacille, la vie facile devient impossible. Dans les couloirs de train ou les bureaux, Silbermann croise d'autres silhouettes, des juifs plus pauvres que lui également en cavale, son associé, aryen, qui en profite pour le voler, des citoyens dont il ne sait que penser et qui ne soupçonnent pas son drame.
Il faut dire qu'il ne fait pas juif. Mais au fait, c'est quoi, avoir l'air juif? «Avoir l'air anxieux, alarmé.» Or, le voilà de plus en plus angoissé. «Les Juifs déclarent la guerre à l'Allemagne», lit-il en gros titres sur un journal. «Que ce soit la guerre, j'en suis bien conscient, se dit-il, mais que ce soit moi qui l'ait déclarée, ça, je l'ignorais.» Lui, il a fait la Première Guerre mondiale. «Mais nous étions nombreux dans les deux camps. Aujourd'hui, il n'y a que moi et je dois mener ma guerre tout seul.» Il se bat donc, plein d'humour grinçant – «au moins, je découvre l'Allemagne», «j'aurais dû prendre un abonnement» – ou de désespoir – «quoi qu'on fasse, on attire toujours les soupçons». Il y a bien des sursauts, des parenthèses réconfortantes, mais au fil des échecs, au gré des trahisons d'amis qui soudain l'ignorent, cet Ulysse en déroute en vient à perdre courage et humanité. Une haine grinçante de ses coreligionnaires finit même par le gagner. «Parce que tout ça, c'est à cause d'eux. Qu'ai-je de commun avec eux?» Le suicide le tente. La folie le menace, celle de l'animal qui tourne dans sa cage. Un boléro tragique mené de main de maître.
Chef-d'œuvre oublié
[..] À qui doit-on ce chef-d'œuvre oublié? À un jeune homme de 23 ans, juif, Ulrich Boschwitz, qui les rédigea dans l'urgence à Paris, en un mois, après la Nuit de Cristal et avoir fui l'Allemagne dès 1935. Cette urgence contamine un texte très littéraire, à la fois drôle et désespéré, qui tient aussi, paradoxalement, du reportage: on a l'impression d'y être, sentiment si rare, si précieux, en littérature. Sidérante précocité d'un auteur, capable dès 1938 de restituer ainsi, de l'étranger, la décomposition progressive d'un individu pris dans les rouages d'une machine infernale. […] Parti à Londres avant 1940, Boschwitz eut le triste privilège d'être interné comme Allemand par les Anglais dans un camp australien. L'Histoire, qui n'en avait pas fini avec lui, n'allait pas lâcher cet espoir de la littérature mondiale. Alors qu'il venait d'être libéré en 1942, contre la promesse de s'engager avec les Alliés, son navire, anglais, fut torpillé par un sous-marin allemand près des Açores. Comme son héros, il n'avait pas échappé aux tentacules de la pieuvre nazie.
Lire également par Clara Weiss «La vie nous est interdite... voulez-vous vous conformer à cette réalité?»: La redécouverte en Allemagne du «Fugitif» d'Ulrich Alexander Boschwitz. Extrait:
Enfin, Silbermann tente de franchir la frontière belge, mais il est capturé par des gardes-frontières belges qui veulent le renvoyer. Silbermann proteste:
«Mais je suis un réfugié – je suis juif. Ils voulaient m'arrêter. Ils vont m'incarcérer dans un camp de concentration.»
«Nous ne pouvons pas vous laisser passer. Allez !» …
«Je reste ici ! Vous n'avez pas le droit, vous ne pouvez pas faire ça ! Je suis dans un pays libre, après tout !»
«Vous avez franchi la frontière illégalement.»
«Mais je devais le faire. J'ai été persécuté.»
«Tout le monde ne peut pas venir en Belgique !»
«Mais j'ai des papiers. J'ai de l'argent... Ce n'est pas ma faute si j'ai dû traverser la frontière illégalement. Je suis persécuté.»
«Ce n'est pas la faute de la Belgique. Nous sommes désolés...»
«Je ne peux pas y retourner. C'est impossible.»
«Mais oui, mon ami, c'est très possible.» Italique en français dans le texte
Silbermann est renvoyé et reprend train après train en Allemagne.