lundi 5 décembre 2011

'Nous avons besoin d’une Anti-Defamation League (ADL) européenne', Joël Rubinfeld

"Constatant le manque criant d’efficacité des organismes antiracistes locaux s’agissant des dossiers relatifs à l’antisémitisme/antisionisme, il nous revient de mettre sur pied une organisation à dimension européenne, basée à Bruxelles, qui aura pour mission de traiter les dossiers d’antisémitisme sous l’angle juridique notamment. En d’autres mots, nous avons besoin d’une Anti-Defamation League (ADL) européenne maintenant! J’espère que TZEDEK remplira cette tâche, lourde mais essentielle."

Allocution d'ouverture de Joël Rubinfeld à la conférence portant sur «La lutte contre l'antisémitisme. Quelle est la prochaine étape?», avec l'écrivain Samuel Pisar, la directrice du département des Droits civiques de l'Anti-Defamation League (ADL) Deborah Lauter et le représentant de la DG Justice de la Commission européenne Tomás Kukal.

L'antisémitisme est un virus qui, s'adaptant à l'air du temps, a muté au fil des siècles. On peut en relever 3 phases historiques.

D'abord, il y eut l'antijudaïsme qui, prenant pour cible les pratiquants de la religion juive, sévira plus de quinze siècles durant, principalement en Europe.

Ensuite, la version laïcisée de l'antijudaïsme: l'antisémitisme (néologisme du journaliste allemand Wilhelm Marr) apparu à la fin du XIXe siècle prit pour cible le peuple juif dans son ensemble. Pourquoi cette évolution? Parce qu'au même moment, nous assistons en Europe au déclin de la place de la religion dans la société, au profit de la laïcité.

Enfin, la version 3.0 de l'antisémitisme: l'antisionisme. En effet, n'étant plus politiquement correct d'être antisémite au lendemain de la Shoah, les néo-antisémites substituèrent le Juif-Etat au Juif-individu, faisant ainsi de la petite démocratie israélienne le Dreyfus des Nations. Non sans une certaine ironie, l'Etat d'Israël, rétabli en 1948 sur sa terre historique pour protéger les Juifs de la folie des hommes, est aujourd'hui utilisé par les antisémites pour mieux les attaquer...

L'illustration paroxystique du dernier avatar en date de l'antisémitisme nous est donnée avec la manifestation de soutien à Gaza qui, le 11 janvier 2009, a vu 50.000 à 80.000 personnes occuper les grandes artères de la capitale de l'Europe. Cette manifestation était organisée par 83 ONG, syndicats et organisations musulmanes, une association de Juifs antisionistes et 3 des 4 partis politiques démocratiques francophones - le 4ème étant également représenté par des personnalités du parti. Ce jour-là, sous couvert de soutien aux Palestiniens de Gaza, nous avons en fait assisté à une démonstration sans précédent d'antisémitisme en Belgique depuis la Libération.  Pour spectaculaire qu'elle fut, le dévoiement de cette manifestation n'est malheureusement qu'une des centaines d'expressions d'antisémitisme relevées dans mon pays ces dernières années.


Il y a deux semaines, Océane, une jeune fille juive de 13 ans, a été agressée par cinq autres jeunes étudiantes d’origine marocaine. Les agresseurs ont insulté Océane de «sale juive» et lui ont lancé «retourne dans ton pays», puis l’ont rouée de coups. Océane s'en est sortie avec une commotion cérébrale et une inflammation des cervicales. Une des cinq assaillantes a été renvoyée de l’école. Une…

Pour autant, ce genre d’événements ne se produit pas seulement dans des écoles où les étudiants musulmans sont majoritaires. Il y a deux mois, Camille, jeune étudiante de 15 ans à l’Ecole européenne – une des écoles les plus huppées de la capitale – a décidé de quitter son école après avoir, deux années durant, été victime d’harcèlement antisémite de la part de deux de ses condisciples.

Dans les deux cas évoqués aujourd’hui, Océane et Camille ont décidé de quitter leur cadre scolaire pour s’inscrire dans une école juive. Dans les deux cas, ce sont donc les victimes qui ont dû se résigner à partir.

D’après une étude réalisée conjointement par trois universités belges (la VUB, la KUL et l’Université de Gand) et rendue publique au mois de mai de cette année, 50% des étudiants musulmans à Bruxelles sont antisémites (ce chiffre est ramené à 10% s’agissant des étudiants bruxellois autochtones). Plus grave encore, l’étude révèle que «l’antisémitisme chez les élèves a une inspiration théologique et il y a un lien direct entre le fait d'être musulman et celui d'éprouver des sentiments antisémites». Le sociologue Mark Elchardus de la VUB, responsable de l’étude, souligne que «ce qui est grave, c'est que ces sentiments anti-juifs n'ont rien avoir avec un niveau social ou culturel peu élevé, ce qui est le cas parmi les autochtones racistes».

Ces faits sont inquiétants, particulièrement lorsque l’on sait qu’un tiers de la population bruxelloise est de confession musulmane, selon une étude réalisée en 2008 par le professeur Olivier Servais, sociologue et anthropologue des religions à l’Université catholique de Louvain. L’universitaire ajoute que les pratiquants de l’Islam devraient être majoritaires à Bruxelles «dans 15 ou 20 ans».

L’antisémitisme est également présent au sein des cercles estudiantins universitaires. A titre d’exemple, on pourrait citer l’article paru dans la publication du Cercle Solvay d’avril 2011 qui évoquait le judaïsme sur le mode prétendument humoristique en ces termes: «Vous vous êtes inscrits à Solvay car la simple évocation de l'Or fait battre votre cœur au rythme des pièces sonnantes et trébuchantes que vous cachez dans la sacoche autour du cou? (...) Vous voulez rejoindre un mouvement international dont le dessein secret est de dominer le monde? (…) Ne cherchez plus, direction les fours polonais.» Dernier dérapage en date: le mois passé, le Cercle de droit de l’ULB a placardé une caricature antisémite sur son char lors du défilé de la Saint-V (voir photo ci-dessous).

La responsabilité de cette montée de l’antisémitisme ne saurait se limiter à ceux qui passent à l’acte. L’Histoire nous a démontré que les actes sont précédés par les paroles. Les discours de haine, la couverture médiatique anti-israélienne, l’obsession monomanique de certains s’agissant du conflit israélo-arabe, tout cela participe à l’instauration de ce climat délétère dont les pyromanes sont à chercher au sein des cercles politique, médiatique, associatif et académique.

D’ordinaire, l’incitation à la haine est plutôt subtile. Pas toujours. Ce fut notamment le cas avec la publication d’un article dans le Zwinkrant, magazine distribué gratuitement dans les boîtes aux lettres des villes balnéaires belge et hollandaise. Dans sa livraison de juin dernier, le Zwinkrant se livre à une violente charge antisémite dans ses colonnes: «Les youpins et les nazis, tous dans le même sac. (…) Avez-vous déjà essayé de vous promener au mois de mai sur la digue de Knokke? On dirait que toutes les troupes de la diaspora s'y sont donné rendez-vous. (…) Le monde entier leur appartient. Vous laissent-ils passer? Que nenni, nous sommes le peuple élu, Monsieur. Et puis ils s'étonnent que nous ne pouvons pas les blairer.» L’auteur de cet article nauséeux conclut avec ce qui, à ses yeux, semble être source d’espoir en de lendemains meilleurs: «Le marronnier dans le jardin d'Anne Frank a été renversé. Est-ce un bon présage?»

En Belgique, il existe deux organismes publics en charge de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme: le Centre pour l’égalité des chances et le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX).

Je ne m’attarderai pas sur le cas du MRAX, association fondée au sortir de la Deuxième Guerre mondiale par des résistants communistes juifs, si ce n’est pour dire que l’association aujourd’hui dirigée par Radouane Bouhlal n’a plus grand chose à voir avec le MRAX de ses débuts. La présence en son Conseil d’administration de Nordine Saïdi, coordinateur en Belgique de la campagne anti-israélienne BDS (Boycott-Désinvestissement-Sanctions) et signataire d’une pétition demandant le retrait du Hamas de la liste des organisations terroristes de l’Union européenne, en est un exemple. Ce ne sera qu’après le refus de ce dernier de retirer de son blog des textes antisémites qu’il sera exclu du Conseil d’administration de l’organisme dont la lutte contre l’antisémitisme est gravé dans l’acronyme…

Concernant le Centre pour l’égalité des chances, le bilan n’est guère plus encourageant. En 2009, alors que je présidais le CCOJB, nous avions décidé de porter plainte auprès du Centre contre les 87 co-organisateurs (parmi lesquels 3 des 4 partis démocratiques francophones: PS, cdH, Ecolo) de la manifestation du 11 janvier 2009 suite aux nombreux dérapages antisémites survenus ce jour-là. La plainte du CCOJB a été classée sans suite. Comme me l’avait alors glissé dans l’oreille un membre du Conseil d’administration du Centre: «Ne vous attendez pas à ce que le Centre morde la main qui le nourrit»… Un autre exemple de l’inanité du Centre nous en a été donné par la «sentence» de l’organisme public publiée dans les colonnes du Zwinkrant le mois suivant la publication de la diatribe antisémite de ce même journal qui s’en prenait aux «youpins»: «Après lecture et après avoir pris connaissance de vos commentaires, le Centre décide qu’il n’y a aucune indication qui permettrait de suggérer dans le chef de l’auteur ou le vôtre une volonté délibérée et malveillante d’inciter les lecteurs à la haine contre les Juifs en général.»

La perversité de l’antisémitisme version 3.0 tient en ce qu’il use désormais du langage de la modernité, de la tolérance, des droits de l’homme et de l’antiracisme pour s’exprimer. Voilà comment de nos jours l’on donne bonne conscience aux crypto-antisémites. Et que l’on ne se méprenne pas, le problème n’est pas tant les «territoires occupés» que les «esprits occupés».

En conclusion, au regard des quelques exemples évoqués ici, je pense qu’il est urgent de se doter d’instruments efficaces pour lutter contre le fléau de l’antisémitisme qui affecte le quotidien des Juifs d’Europe et, au-delà, menace les valeurs fondamentale de nos démocraties.

Au nombre de ces instruments, je voudrais évoquer avec vous deux initiatives qui vont dans ce sens.

D’abord, constatant le manque criant d’efficacité des organismes antiracistes locaux s’agissant des dossiers relatifs à l’antisémitisme/antisionisme, il nous revient de mettre sur pied une organisation à dimension européenne, basée à Bruxelles, qui aura pour mission de traiter les dossiers d’antisémitisme sous l’angle juridique notamment. En d’autres mots, nous avons besoin d’une Anti-Defamation League (ADL) européenne maintenant! J’espère que TZEDEK remplira cette tâche, lourde mais essentielle. Nous sommes tous ici réunis aujourd’hui pour y contribuer.

Ensuite, il y a le lancement tout récent de la chaîne internationale d’informations en continu Jewish News One (JN1). Montrer l’autre côté du conflit israélo-arabe serait déjà en soi révolutionnaire. Imaginons ne fut-ce qu’un instant l’effet que la diffusion d’images montrant le vrai visage des ennemis d’Israël tels que le Hezbollah ou le Hamas aurait sur l’opinion publique.

Ce n’est qu’une fois ces conditions préalables remplies que nous pourrons contrer – s’il n’est pas déjà trop tard – la résurgence de l’antisémitisme sur le sol européen. Car si nous voulons garantir à nos enfants un avenir à Bruxelles, Paris, Londres, Berlin ou dans les autres villes d’Europe, il est aujourd’hui vital de faire tomber ces murs invisibles construits par les néo-antisémites autour de nous. Hic et nunc!

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