mardi 25 janvier 2011

Il faut s'opposer à la célébration d'un auteur antisémite, par Patrick Kéchichian

"Plus d'un demi-siècle est passé. De l'eau a coulé sous les ponts et sur les charniers. Céline est mort. Un jour prochain, les pamphlets, dûment annotés, devront être à nouveau rendus accessibles. Il est donc temps, pensent certains, de passer l'éponge, de faire triompher la littérature. Puisque sous l'ignoble individu se cachait un grand écrivain, autant fêter celui-ci et passer le premier à la trappe, par pertes et profits. Car c'est bien de cela qu'il s'agit pour ceux qui crient à la censure. L'artiste est au-dessus (ou à côté) de l'impératif moral. Son art lui donne son envol. Et à le célébrer, on fait triompher cet art, dans un ciel pur de toutes mauvaises intentions."

"La littérature conférant à l'écrivain une sorte d'innocence de principe. Cela pourrait être comique si l'enjeu de la culpabilité n'était pas celui qu'il a été, s'il n'avait pas les dimensions de la Shoah."

Sans prendre position dans cette affaire, nous nous permettons de reproduire ce texte de Patrick Kéchichian absolument remarquable. Ecrire ce texte par les temps qui courent où en Europe les Juifs reçoivent une petite claque par ci, une petite insulte par là, une petique moquerie assortie d'une petit coup ailleurs, un petit cocktail molotov sur une synagogue.  Le Juif fait à nouveau rire, beaucoup même. Et ces petites claques, tellement amusantes.

Source: Le Monde

L'écrivain Louis-Ferdinand Céline n'avait pas de sang sur les mains. Mais il y en avait plus que d'encre dans sa plume. Son usage exalté du langage n'excluait pas la roublardise et l'hypocrisie. Sous ses cris de rage, ses éructations, il pratiquait en maître raffiné la litote et le syllogisme. Mais une idée, un thème obsédant lui servit de clef magique, toujours et partout - à vrai dire surtout après 1945 : la victime, le persécuté c'était lui, ce n'était que lui. A partir de ce noyau dur, tout devint possible. La bonne foi, l'honnêteté, la capacité de reconnaître que l'on s'est trompé ou fourvoyé, furent balayées par la mauvaise foi la plus éclatante, la plus réfléchie. La littérature conférant à l'écrivain une sorte d'innocence de principe. Cela pourrait être comique si l'enjeu de la culpabilité n'était pas celui qu'il a été, s'il n'avait pas les dimensions de la Shoah.

Avant et pendant la guerre, Céline (re)publia plusieurs pamphlets antisémites. Le pire, Bagatelles pour un massacre, parut à la fin 1937 et connut un grand succès. Le livre fut aussitôt traduit dans l'Allemagne nazie. En France, interdit six mois en mai 1939, il fut réédité avec succès en octobre 1943, avec des photos. On ne peut lire aujourd'hui (légalement) ce livre monstrueux, mais on se reportera avec profit à l'ouvrage récent d'André Derval sur la réception critique de l'ouvrage (éd. Ecriture, 2010). Des jugements réprobateurs certes, mais aussi des rires et des applaudissements, accueillirent le pamphlet.

Inutile de citer ici les délires meurtriers et parfaitement contrôlés de Céline, que l'écrivain qualifiait lui-même d'"humoristiques et rabelaisiens et antisémites et surtout pacifistes". En revanche, il n'est pas vain de rappeler quelques phrases, tirées des Lettres de Céline (édition Henri Godard, Gallimard, "La Pléiade", 2009). En juin 1944, Céline fuit la France et se réfugie au Danemark. De là, il organise sa défense. "On s'acharne à me vouloir considérer comme un massacreur de juifs", écrira-t-il à Jean Paulhan en avril 1948. Il ajoute, brouillant les pistes, surlignant les mots : "Je suis un préservateur patriote acharné de français et d'aryens - et en même temps d'ailleurs de juifs."


En mars 1946, il s'exonérait ainsi : "L'antisémitisme est aussi vieux que le monde et le mien, par sa forme outrée, énormément comique, strictement littéraire, n'a jamais persécuté personne." Dans un mémoire en défense qu'il rédige à cette même date, après avoir affirmé que "jamais" chasse à l'homme "ne fut plus impitoyable que celle qui se déroule en ce moment en Europe contre les "collaborateurs" ou prétendus tels", il écrit ceci : "Il n'y a jamais eu de persécution juive en France. Les juifs ont toujours été parfaitement libres (comme je ne le suis pas) de leur personne et de leurs biens dans la zone de Vichy pendant toute la guerre. Dans la zone Nord ils ont dû arborer pendant quelques mois une petite étoile. (Quelle gloire ! Je veux bien en arborer dix !) On a confisqué quelques biens de juifs (avec quels chichis !) qu'ils ont récupérés depuis lors et comment ! à intérêts composés (mes biens ne me seront jamais rendus) (...)" Commenter, ici, ce serait se salir. Comme l'écrivait Isidore Ducasse (Lautréamont) : "Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuel."

Jean-Pierre Martin, dans son Contre-Céline (José Corti, 1997), définissait en ces termes le "génie de Céline" : "Un génie du maniement tout à la fois politique et esthétique de la langue, une science intuitive du dosage, une mesure éprouvée, au fil des livres, des risques du tout-dire et du parlé-écrit, un calcul des intensités, des intonations et de l'implicite, un louvoiement précis entre vindicte et violons, un jeu rusé entre attente et déception, relâchement exclamatoire et silence salutaire."

En 1994, Henri Godard, dans Céline scandale (Gallimard) invitait, avec beaucoup de probité, mais sans toujours parvenir à convaincre, à considérer ensemble l'esthétique de Céline et son antisémitisme, à ne pas séparer le pamphlétaire et le romancier. A la dernière page de son essai il écrivait néanmoins : "Céline s'est mis à jamais hors de toute consécration officielle."

Plus d'un demi-siècle est passé. De l'eau a coulé sous les ponts et sur les charniers. Céline est mort. Un jour prochain, les pamphlets, dûment annotés, devront être à nouveau rendus accessibles. Il est donc temps, pensent certains, de passer l'éponge, de faire triompher la littérature. Puisque sous l'ignoble individu se cachait un grand écrivain, autant fêter celui-ci et passer le premier à la trappe, par pertes et profits. Car c'est bien de cela qu'il s'agit pour ceux qui crient à la censure. L'artiste est au-dessus (ou à côté) de l'impératif moral. Son art lui donne son envol. Et à le célébrer, on fait triompher cet art, dans un ciel pur de toutes mauvaises intentions.

Mais non, décidément, l'opération est impossible. Il faut s'y opposer, car il y a unité de la personne de l'homme et de l'écrivain. Refuser cette séparation, c'est d'ailleurs une manière de respecter l'écrivain, d'envisager sa parole comme intégralement responsable et son oeuvre comme un ensemble cohérent.
Patrick Kéchichian, journaliste, ancien chef adjoint du "Monde des livres"
Article paru dans l'édition du 25.01.11

2 commentaires :

Gilles-Michel DEHARBE a dit…

Il n'y a pas déni de l'intention de l'auteur mais la mise en place d'une stratégie de séparation de l'auteur et de son image.

Les propos d'un auteur sur son œuvre sont donc toujours encombrants, dans la mesure où ils se greffent au texte, pour ne pouvoir plus en être désolidarisés.

Le discours de l'auteur pilote la représentation que l'on se fera de l'œuvre. L'auteur est bien, celui qui tient un discours sur son œuvre: sans cela, l'œuvre reste incomplète et inachevée.

C'est sans appel ... On identifie non pas deux Moi à l'intérieur d'une même personne, mais trois: le Moi social, celui de l'auteur et le Moi profond.

BVK a dit…

@Gilles-Michel DEHARBE : J'étais sur le point de d'induire qu'on pourrait célébrer les écrits sans célébrer l'auteur, mais c'est vous qui avez raison.