lundi 24 janvier 2011

1910: regard d'un Français clairvoyant sur la condition des Juifs en terre d'Islam

Nous avons reçu cette précision de la part de R. Zrehen: "La "clairvoyance" de L. Bertrand doit moins à un jugement sain qu'à une paranoïa aux traits particulièrement antipathiques, comme je prends soin de le noter : c'est bien ce qui fait l'intérêt paradoxal de cet auteur haïssable. Dreyfusard devenu une sorte d'ultra-montain, ce racialiste non raciste finira, dans un livre paru en 1936, par chanter la louange folle d'Hitler - comme me l'apprend Pierre-André Taguieff, mon ami à l'érudition sans faille."

"Si les Chrétiens et les Juifs constituent la véritable élite intellectuelle de l'Orient, il est incontestable aussi qu'ils paient chèrement la rançon de leur supériorité. Ce ne sont pas seulement leurs compatriotes [?] musulmans, ce sont peut-être davantage encore les Occidentaux qui leur témoignent une antipathie plus ou moins déclarée."

"La condition des Israélites, en Orient, est encore fort misérable, souvent même inférieure à celle, si précaire, de la plèbe musulmane. Au point de vue matériel, comme au point de vue moral, ils restent très arriérés. Il sied donc de juger en toute indulgence ceux d’entre eux qui essaient de sortir de cet état semi-barbare, et – quelle que soit la déplaisance de leurs défauts – ceux qui, franchement se tournent vers la civilisation européenne et se piquent de marcher avec nous."

Source: Richard Zrehen (Orientales… [1]).  Extraits - nous conseillons à nos lecteurs de lire cet important texte sur le blog de l'auteur.

"Loin de nos délicatesses actuelles d’Européens fatigués, blasés et mollement démissionnaires sous couvert de «tolérance» et de «multi-culturalisme», ce que Louis Bertrand «voit», il ne se contente pas de le rapporter : il le commente et il le juge. Sans complexe. Avec le sérieux d’un Normalien réactionnaire ; la condescendance tranquille d’un petit-bourgeois républicain et dreyfusard, devenu catholique par une forte conviction qui a probablement plus à voir avec la « Civilisation » qu’avec la préoccupation du salut personnel, autrement dit avec la foi ; la mégalomanie assumée d’un Occidental visitant ses «frères inférieurs», particulièrement ceux qui ont entrevu la «Lumière» ; la vraie curiosité d’un anthropologue amateur désireux d’éclairer la lanterne (bien sourde) des siens – qui portent toujours le deuil de l’Alsace-Lorraine[4] tout en s’enivrant de Belle Epoque, s’inquiètent d’un danger lointain sans se rendre vraiment compte qu’aux marches de l’Europe aussi des impatients s’agitent, dont la bonne volonté et les bonnes manières sont tout sauf acquises…

Et Louis Bertrand, que sa paranoïa inspirée a rendu particulièrement clairvoyant en ce qui concerne le futur de l’Algérie (mais aussi de l’«Islam»), où il n’a pourtant passé qu’une dizaine d’années à la fin du XIXe siècle – non sans laisser des traces durables (voir, dans cet espace, Ecrit au soleil 3, mis en ligne le 23 août 2010) – nous offre, sous l’espèce d’un examen de «faits», un assez remarquable détail de certains des préjugés à propos des sujets de l’empire ottoman – ou représentations pour parler comme les géo-politiciens d’aujourd’hui – en circulation dans notre doulce France d’alors chez ceux à qui il arrivait de porter le regard vers l’Orient proche. Etonnant mélange de préscience et de dédain de classe, de surestimation de soi, de snobisme même, et, par endroits, de finesse d’analyse, de racialisme non raciste, de «sensibilité» ethno-sociologique et de modernité, dans sa charge contre la marchandisation du tourisme et l’essor du voyage organisé sur laquelle s’ouvre le livre.

Extraits :
II - UNE ESQUISSE PSYCHOLOGIQUE
Si les Chrétiens et les Juifs constituent la véritable élite intellectuelle de l'Orient, il est incontestable aussi qu'ils paient chèrement la rançon de leur supériorité. Ce ne sont pas seulement leurs compatriotes [?] musulmans, ce sont peut-être davantage encore les Occidentaux qui leur témoignent une antipathie plus ou moins déclarée.


Dès le premier abord, ces Levantins nous [!] choquent par un certain manque de dignité, un mélange de platitude et d'insolence, une obséquiosité que rien ne lasse. Telle est l'âme de l'esclave : cynique, intempérant dans la flagornerie comme dans l'injure, il poursuit son idée avec une ténacité inouïe, il sait être prodigieusement volontaire tout en déguisant sa volonté. Qu'il s'agisse d'une dame grecque ou syrienne, qui a résolu de forcer les portes de tel salon européen particulièrement difficile d'accès, ou d'un commis de magasin qui veut vous insinuer sa marchandise, l'obstination est pareille. S'ils se sont juré de vous faire capituler, ils y parviendront, coûte que coûte ; ils auront, comme on dit, votre peau. Si ce n'est pas de gré ce sera de force ; si ce n'est pas par la flatterie, ce sera par l'importunité, voire même [sic] par l'intimidation. [...]

III - LA DÉPLAISANCE DU JUIF
Cette esquisse générale convient aussi bien aux gens de basse classe levantine qu’à ceux des classes supérieures. Je voudrais maintenant étudier de plus près les sujets de l’élite, et, en tâchant de les caractériser dans ce qu’ils ont de plus intéressant pour nous, faire passer tour à tour, sous les yeux du lecteur, le Jeune-Juif, le Jeune-Syrien et le Jeune-Héllène…

Notons-le d’abord : la condition des Israélites, en Orient, est encore fort misérable, souvent même inférieure à celle, si précaire, de la plèbe musulmane. Au point de vue matériel, comme au point de vue moral, ils restent très arriérés. Il sied donc de juger en toute indulgence ceux d’entre eux qui essaient de sortir de cet état semi-barbare, et – quelle que soit la déplaisance de leurs défauts – ceux qui, franchement se tournent vers la civilisation européenne et se piquent de marcher avec nous.

On se tromperait si l’on se formait une idée des Juifs orientaux d’après ceux qu’on rencontre en Turquie, et spécialement d’après ceux de Salonique, lesquels représentent une véritable aristocratie parmi leurs autres coreligionnaires. Ceux-ci sont instruits, élevés à la française ou à l’allemande, très soucieux de se cultiver et d’améliorer leur sort. Les résultats de leurs efforts se manifestent déjà d’une façon frappante. Les Jeunes-Israélites qui sortent des écoles de Salonique ne diffèrent en rien des Jeunes-Hellènes commerçants, employés de banque ou de négoce. Soigneux de leur tenue, actifs, empressés polyglottes et habiles parleurs, ils ont même extérieur, même allure, presque même physionomie [!] que leurs rivaux. Le seul détail qui révèle leur origine, c’est l’emploi discret du castillan, la langue que leurs ancêtres ont rapportée d’Espagne et qui est demeurée, en quelque sorte, leur idiome national[7].

Mais cette transformation est de fraîche date. Elle ne remonte guère au-delà d’une génération. Il suffit de voir les pères ou les grands-pères de ces jeunes gens, pour s’en rendre compte. Vêtus d’un costume hybride, semi-européen, semi-oriental, malpropres, le regard torve, la mine circonspecte et effarouchée, ils offrent les stigmates non équivoques de leur long esclavage… A suivre…


[4] Pour l’anecdote : en 1913, Jacques Novicow fera paraître un livre intitulé L'Alsace-Lorraine, obstacle à l'expansion allemande… D’après Wikipedia.

[7] Sous l’apparente équivalence des termes «Juif» et «Israélite», on voit bien que l’un renvoie à l’ «archaïque» l’autre au «moderne», tout à fait en accord avec l’esprit «éclairé» de l’époque, où les Israélites français et allemands (par exemple les frères Reinach, les frères Darmesteter, le baron de Hirsch), intégrés, éclairés, universalistes, patriotes et partisans de la Réforme juive (qui préfère l’«esprit» de la Loi de Moïse tel que traduit par les Prophètes à sa «lettre», telle que travaillée par le Talmud) prennent grand soin de se distinguer, notamment par leur apparence, des Juifs, particularistes, traditionalistes, attachés au Talmud et se considérant toujours en exil.

Il faut aussi observer que, dans cette opposition, joue aussi une différence de classe : les Israélites sont, pour l’essentiel, des bourgeois et des intellectuels ayant conquis, non sans mal, une place en vue dans leurs sociétés respectives, quand les Juifs, dans leur grande majorité, sont plutôt artisans, petits commerçants, ouvriers et, pour beaucoup d’entre eux, «étrangers» pauvres venus de l’Europe de l’Est – pour échapper aux pogromes et/ou à la misère… Sur tous ces points, voir Abraham H. Navon, Joseph Pérez (1925), rééd. Paris, L’Arbre de Judée /Les Belles Lettres, 1999 et Jacob Lévy, la Saga des Springer (1925-1928), rééd. Paris, L’Arbre de Judée /Les Belles Lettres, 1999.

Et l’on remarque que la question nationale juive apparaît au détour d’une phrase innocente."

Orientales… [1] © Copyright 2011 Richard Zrehen

1 commentaire :

Anonyme a dit…

La "clairvoyance" de L. Bertrand doit moins à un jugement sain qu'à une paranoïa aux traits particulièrement antipathiques, comme je prends soin de le noter : c'est bien ce qui fait l'intérêt paradoxal de cet auteur haïssable.
Dreyfusard devenu une sorte d'ultra-montain, ce racialiste non raciste finira, dans un livre paru en 1936, par chanter la louange folle d'Hitler - comme me l'apprend Pierre-André Taguieff, mon ami à l'érudition sans faille.