mardi 9 avril 2013

Alain Finkielkraut: Stéphane Hessel a inventé 'le tourisme de l’indignation'

Qu’est-ce, de surcroît, qu’un kamikaze sinon un homme (ou une femme) qui explose d’indignation? Il faut être aveugle et sourd pour célébrer, en notre époque de fanatismes, l’indignation comme telle, l’indignation sans complément d’objet. C’est peut-être la raison pour laquelle Stéphane Hessel propose in fine un objet à l’indignation générale : Israël.

Causeur: Interview d'Alain Finkielkraut par Elisabeth Lévy

Elisabeth Lévy: Stéphane Hessel s’est éteint à l’âge de 95 ans. Que vous inspire l’encensement quasi général auquel sa mort a donné lieu?

Alain Finkielkraut : [...]  j’aurais respecté le délai de décence avant d’exercer mon droit d’inventaire sur Stéphane Hessel, sa vie, son oeuvre, s’il n’avait pas fait, dans la presse, l’objet d’un éloge délirant [1]. C’est le «Santo subito!» de Stéphane Hessel qui m’oblige à réagir. Et réagir, c’est relire tranquillement Indignez-vous !, le petit livre beige du nouveau siècle. Stéphane Hessel dit: «Le motif de la résistance, c’est l’indignation.» En d’autres termes: «Indignez-vous et vous serez résistants!» Mais la résistance, ce n’est pas cela. La résistance, c’est le courage. [...] Toute ma génération s’est demandé si elle aurait eu ce courage. Elle l’a espéré, elle l’a mimé, jusque dans les analogies les plus folles comme «CRS-SS!».

Stéphane Hessel dispense les jeunes de cette question. L’indignation suffit, dit-il. En même temps, différence essentielle avec le nazisme, il faut chercher pour trouver de quoi nourrir cette émotion fondamentale. «Regardez autour de vous», demande Stéphane Hessel. Il invente ainsi le tourisme de l’indignation. Aux jeunes qui, comme Primo Levi le dit dans Les Naufragés et les Rescapés, n’aiment pas l’ambiguïté car leur expérience du monde est pauvre, Stéphane Hessel parle le langage manichéen qu’ils ont envie d’entendre. Alors que la morale est faite de dilemmes et de conflits de devoirs, il leur enjoint de ne pas se casser la tête. [...] il est resté adolescent jusqu’à sa mort et c’est ce qui explique son succès dans une France désemparée par la crise mais qui aime d’autant moins réfléchir que l’éducation y est devenue, depuis quarante ans, une arme de déculturation massive.
Qu’est-ce, de surcroît, qu’un kamikaze sinon un homme (ou une femme) qui explose d’indignation? Il faut être aveugle et sourd pour célébrer, en notre époque de fanatismes, l’indignation comme telle, l’indignation sans complément d’objet. C’est peut-être la raison pour laquelle Stéphane Hessel propose in fine un objet à l’indignation générale : Israël. [...]

[1] Pas seulement dans la presse.  Voir par exemple l'incroyable éloge de Daniel Salvatore Schiffer, professeur de philosophie de l'art dans l'équipe pédagogique gravure à l'École Supérieure de l'Académie Royale des Beaux-Arts de Liège: Hommage à mon ami Stéphane Hessel, ce grand homme. C'est avec une immense tristesse, un indicible chagrin, que j'apprends, bouleversé, la disparition, ce mercredi 27 février 2013, de ce grand homme, à tous égards, que fut Stéphane Hessel, ancien combattant de la France libre aux côtés du général de Gaulle et miraculeux rescapé du camp de concentration de Buchenwald, avant que d'avoir été le précieux rédacteur de la charte du Conseil national de la Résistance ainsi que de la Déclaration universelle des droits de l'homme. La perte de cet incomparable et généreux humaniste, esprit aussi éclairant, sur le plan philosophique, qu'éclairé, au niveau éthique, laissera, bien sûr, un vide désormais difficile à combler, même si nul n'est certes irremplaçable, au sein de l'intelligentsia française et internationale. [...] Aujourd'hui donc, en ces heures de profonde douleur pour toute conscience humaine, je pleure moi aussi, comme la France tout entière et, plus généralement, le monde civilisé, mon ami Stéphane Hessel, qui me fit l'infini honneur, en ces dernières années de son exemplaire vie, de m'accorder ainsi, toujours fidèles et intactes, sa confiance morale comme son estime intellectuelle. À lui, à cet homme rare et qui avait mieux compris que quiconque l'importance de pratiquer le Bien envers l'Autre (au sens où Emmanuel Levinas, mon maître spirituel, l'entendait), mon immortelle gratitude.

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