vendredi 24 juillet 2009

Pour Nina Witoszek, l'Europe a peu appris de l'Histoire

"Le rêve de l'Europe contemporaine est de devenir un continent où, selon des philosophes et sociologues progressistes comme Habermas ou Beck, règne un maximum de tolérance et d'ouverture. C'est une Europe qui déteste la guerre et qui veut laisser derrière elle son histoire démoniaque. Mais cette Europe inquiétait Kolakowski, car elle lui rappelait la Suisse et la Suède. Ces deux pays sont devenus les idoles de la modernité en raison de leur pacifisme empreint de tolérance et de leur richesse qui, pourtant, reposaient sur le mensonge, la lâcheté et la collaboration avec le diable. Les deux pays ont été totalement incapables de résister au mal totalitaire du régime nazi et ont attendu que les Américains, les Russes, les Britanniques et les Polonais fassent le sale boulot à leur place." (Nina Witoszek)

Source: Norway, Israel and the Jews blog

When Nina Witoszek first arrived in Oslo, she was surprised at how much support the political left were willing to give the oppressive regime she had left behind in Poland. The poor woman was yet to learn exactly how deep the rabbit hole went. Now, years later, her insights and understanding makes her a key participant in debates on Norwegian society. Below, an unauthorised translation from Witoszek’s op-ed in today’s [22/07] Aftenposten - Norway’s second largest daily:
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Protest: Why were the protests against the war in Gaza so much larger than the ones against the terror of Iran’s regime?

Europe has learned little from history
Nina Witoszek, professor and author

Leszek Kolakowski, an Oxford-philosopher and one of the wisest men on earth, used to say: "England is an island in Europe. Oxford is an island in England. All Souls College is an island in Oxford. And I am an island in All Souls." He died there on July 17, 81 years old.

For me he was less of an island and more of a lighthouse who has sent lifesaving light to those who are about to drown on the stormy seas of modernity. If Arne Næss was a philosopher behind the green bible of modernity, Kolakowski was the sharp anatomist of totalitarianism who revealed its fatal attraction. He started as a rabid Marxist at the university of Warsaw, but instead of dreaming about the final triumph of communism, he mercilessly analyzed its inevitable transformation from a beautiful vision to a bestial, de-civilizing project.

Expelled. After having been expelled from Poland for his "revisionism", he wrote The Main Current of Marxism (1972), the most brutal and brilliant detonation of Marxism in political philosophy. He was obsessed with the paradox of liberal society - its tendency to become its own enemy by tolerating forces which would destroy individual liberties.

The contemporary dream of Europe is concerned with a continent which, according to progressive philosophers and sociologists like Habermas or Beck, ought to be maximally tolerant and open. It is a Europe which hates war and desires to leave its demonic history behind.

But this Europe worried Kolakowski because it reminded him of Switzerland and Sweden. Both countries have become idols of modernity due to their tolerant pacifism and wealth, which covered lies, cowardice and collaboration with the devil. And both were completely unable to resist the totalitarian evil of the Nazi-regime. They waited for the Americans, Russians, British and Poles to do the dirty work for them.

This is then a Europe which has learned little from history and has become blind to the global advance of totalitarianism.

We saw how the war in Gaza last year led to violent demonstrations and hateful declarations against Israel. Six months later hundreds of demonstrators were killed or arrested in Teheran when they protested against the results of the Iranian presidential elections. There have hardly been any solidarity actions for the opposition to the newly elected totalitarian regime. Was this because the protests were discerned to be an internal Iranian affair?

Three explanations. I have three Kolakowski-inspired explanations for the tepid response of the European elites to Iran’s anti-authoritarian rebellion. One is that Europe’s progressive circles admire Islam a religion of poor underdogs, and Ahmadinejad is the king of the underdogs.

The other is that our pro-Islamic attitudes actually disguise an anti-Arabic (and anti-Persian) racism: maybe we expect nothing of "Muslim barbarians" in Palestine or Iran, while we demand from a besieged Israel a European tolerance for fanatical Islamists?

The third explanation is that our cultural elites might be continuing their romance with totalitarian leaders and movements. Maybe they do not cry out against Ahmadinejad because they perceive the Iranian rebellion against Imams as an expression of the bourgeois ideology of the middle classes? Maybe Ahmadinejad - the man who speaks openly of annihilating Israel - in fact is a beloved tyrant who has replaced Stalin or Hoxha?

What would Kolakowski have said? Today we need the clarifying light from his lonely island more than ever - but the light has gone out.
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Leszek Kolakowski (Le Monde)

Photo: violente manifestation anti-israélienne à Bruxelles, capitale de l'Europe, le 11 janvier 2009. Il n'y a eu, en effet, aucun défilé de soutien aux Iraniens qui luttent pour la liberté de leur pays ...

2 commentaires :

Gilles-Michel DEHARBE a dit…

Le travail remarquable de Zygmunt Bauman, d’abord publié en anglais chez Polity Press, en 1989, et dont les éditions La fabrique ont donné en 2002 une traduction partielle, ne prétend pas apporter du nouveau concernant les faits mais propose une interprétation d’ensemble du nazisme qui s’appuie sur la mise en cause de cette hypothèse de l’effondrement de la civilisation. Bauman rappelle que la civilisation occidentale a présenté sa lutte pour la suprématie comme la guerre sainte de l’humanité contre la barbarie, de la culture contre la sauvagerie. Il rappelle que la non-violence de la civilisation moderne est une illusion qui fait partie intégrante de sa propre justification, qui est un élément du mythe de sa légitimité.

C’est à une sorte de révolution copernicienne qu’invite Bauman. Laisser les faits tels qu’ils sont et réviser notre conception de la modernité. L’embarras majeur de la compréhension de l’"holocauste" résulte ainsi de notre croyance dans la modernité comme excluant radicalement la possibilité de l’"holocauste". Tout le livre s’efforce de briser cette foi aveugle dans la modernité bienveillante et bénéfique et de montrer que seule notre civilisation moderne, avec toutes ses puissances et qualités, pouvait produire un tel événement.

Il consacre deux chapitres à la compréhension de la conception moderne du racisme qui ne relève ni de l’hétérophobie ni de l’inimitié ouverte. La modernité tend à effacer les différences naturelles entre groupes sociaux si bien que les frontières qui contiennent l’identité deviennent incertaines. L’extension du principe social d’égalité déplace l’identité sur l’action et sur le travail. Le racisme peut alors être compris comme une réaction à la modernité: puisqu’il affirme que rien de ce que l’individu fait ne changera ce qu’il est. Il se distingue par une pratique dont il fait partie et qu’il rationalise: une pratique qui combine les stratégies d’architecture et de jardinage avec celles de la médecine pour servir à l’élaboration d’un ordre social artificiel, une société idéale parfaite, cela en éliminant les êtres humains qui résistent aux progrès de la manipulation scientifique, technologique et culturelle, ceux dont les tares ne peuvent être ni supprimées ni rectifiées.

Il n’est pas possible "en dehors d’une approche manipulatrice de la société, de la croyance dans l’artificialité de l’ordre social et de l’institution du principe de compétence et de gestion scientifique des structures et des interactions humaines. Pour ces raisons, la version exterminatrice de l’antisémitisme doit être vue comme un phénomène purement moderne qui ne pouvait se produire qu’à un stade avancé de la modernité".

* "Les porteurs du grand dessein présidant aux destinées de la bureaucratie étatique moderne, totalement affranchis des contraintes des puissances non-politiques (économiques, sociales et culturelles): voilà la recette du génocide. Il survient comme partie intégrante du processus par lequel est mis en œuvre le grand projet. Le projet donne au génocide sa légitimité, la bureaucratie étatique son instrument et la paralysie de la société le feu vert".

Gilles-Michel DEHARBE a dit…

* Dans un chapitre consacré aux Conseils juifs, il montre comment les nazis ont exploité l’usage de la rationalité chez leurs victimes, afin de diminuer leur résistance à l’holocauste, en faisant croire, à chaque fois, qu’une partie des juifs sacrifiés pouvait en sauver une autre ou qu’il y avait peut-être une issue. Ils ont su mettre la rationalité individuelle au service de l’anéantissement collectif, à toutes les étapes de l’holocauste. Plus généralement, le monde inhumain créé par les nazis déshumanisa ses victimes et ceux qui observèrent passivement cette persécution en les poussant à recourir à la logique de l’instinct de conservation afin de les dédouaner de leur insensibilité morale et de leur inaction.

* Si être moderne implique de se libérer du passé et de créer un monde nouveau conforme à des buts rationnels et raisonnables, cette libération, également requise par la moralité puisque le commandement moral commande sans condition, est homogène à la rationalité technique, politique et scientifique dont le but originaire est le bien général de tous les hommes. En principe, l’illimitation propre à l’exigence morale s’accorde avec l’affranchissement et le rejet de toute loi extérieure caractéristique du sujet moderne. Que s’est-il passé, dans le cours de la modernité, pour que la rationalité libérée pour une puissance bienfaisante devienne illimitée, se croit sans limite, au point qu’elle se soit affranchie de toute moralité? Quelle est la nature de la raison si, d’un côté, elle peut définir le devoir moral et sa nécessité, tandis que, de l’autre, elle peut démontrer la nécessité rationnelle de son abandon?

* Zygmund Bauman, Modernité et holocauste. Paris, éd. Fabrique, 2002.