vendredi 3 juillet 2009

Dieudonné: une "révolution des ratés" ?

"Cette liste a scandalisé, en France, à l’étranger, bien au-delà des cercles étroits la communauté juive. Mais il reste désormais cette tache, inscrite : en Ile de France, chaque électeur a reçu par la poste, sur l’argent du contribuable, des documents électoraux inspirés par la seule haine antijuive. Dans le cadre de la République, il ne s’est trouvé aucune autorité pour bloquer cette infamie."

Source: extraits d'un entretien Primo avec Georges Bensoussan
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Primo : On parle de crise identitaire pour des groupes humains mais chez des êtres tels que Fofana, où se situe la fracture ?

Georges Bensoussan : On épouse toujours les canons de la société d’accueil. Dans le Maghreb colonial, et pré colonial, on note, comme les fonctionnaires français par exemple le relèvent fréquemment, "un mépris constant pour le juif".

Cet antijudaïsme traditionnel a été transplanté en France. Il est devenu une norme dans ces cités dites "quartiers sensibles". Quand l’intégration est ratée, et vous citez à raison le cas du tueur d’Ilan Halimi, la crise identitaire s’habille selon les normes en vigueur : le Juif a l’argent, les médias, le pouvoir. Le malaise est une éponge, il épouse l’air du temps. Le seul élément structurant demeure le ressentiment : on s’intègre par le rejet.

Primo : Que l’on retrouve chez Dieudonné ?

Georges Bensoussan : Cette affaire interroge moins l’antisémitisme en France que l’Etat et la solidité du socle républicain. Pourquoi sa "liste antisioniste" a-t-elle été validée? Pour des raisons où se mêlent le social et l’intime qui n’appartient qu’à lui, Dieudonné incarne la force destructrice du ressentiment. Celui là même qu’on retrouve chez beaucoup d’activistes antisémites du passé, et chez quasiment tous même.

Socialement parlant, lui et sa petite équipe représentent ce que Georges Bernanos disait du régime du "premier Vichy" de 1940, une "révolution des ratés".

Se vit-il comme un artiste manqué qui n’aurait pas eu la carrière (ni fait les films) dont il rêvait ? Ce ressentiment, mélange de sentiment d’impuissance et d’injustice, et ici plus précisément confluent de ratage social et de crise identitaire, se conjugue à d’autres paramètres encore pour former le potentiel explosif d’aujourd’hui.

Dieudonné n’invente rien. Comme tous les miroirs de la crise, il coalise des éléments de malaise épars dans notre société pour en faire la force marchante d’un ressentiment qui épouse les formes classiques du rejet. Au premier chef le rejet du Juif comme symbole du pouvoir.

Son discours est identique à celui des antisémites de rue des années 1890 en France, ceux qu’on nommait les "bouchers de la Villette", les troupes de l’"antisémitisme plébéien" de Jules Guérin (qui aboutira au Fort Chabrol de l’affaire Dreyfus), de la Ligue antisémitique du Marquis de Morès, toute une mouvance qui fournit les troupes de choc de l’antidreyfusisme et qui voit en Edouard Drumont un maître à penser.

Cette famille de l’antisémitisme plébéien et populiste se retrouve chez Dieudonné et ses soutiens. Mais pas seulement. Cette coalition compte une dimension nouvelle, celle de cette partie de l’immigration maghrébine qui, par rejet des Juifs, a voté en sa faveur le 7 juin dernier. L’étude des résultats montre en effet l’adéquation de ses bons scores et des quartiers de forte immigration qui sont travaillés par d’énormes problèmes sociaux. Ce sont les mêmes quartiers qui explosèrent à l’automne 2005 en Ile de France.

Cette liste n’aurait fait dit-on "que" 36 000 voix. Marginal, certes, mais davantage que Lutte Ouvrière, une organisation structurée qui présente des candidats depuis plus de 35 ans. Et dans toutes les communes d’Ile de France, cette "liste antisioniste" est très loin de s’être classée dernière des 18 listes en présence.

Primo : Fallait-il interdire cette liste ?

Georges Bensoussan : Son invalidation posait problème. Beaucoup ont eu peur qu’on n’invoque le "lobby juif", ce qui n’aurait pas manqué, dit-on, de "réveiller" l’antisémitisme. C’est donc qu’il était là ? Or, il y avait motif à invalidation : l’incitation à la haine raciale d’un "programme" sommaire qui était un condensé d’antisémitisme rabique.

Sa validation nous fait remonter aux élections d’avril-mai 1936, celles qui vont porter le Front Populaire au pouvoir. Ce sont les dernières où s’était présenté un candidat ouvertement antijuif. A Paris, il s’agissait de Darquier de Pellepoix, le futur patron du Commissariat général aux questions juives en 1942. Comment la République française peut-elle à la fois défendre avec conviction le devoir de mémoire, parler avec sincérité, nul n’en doute, de vigilance, et permettre en même temps à une liste antisémite de se présenter le plus légalement du monde aux suffrages ? Le message est faussé.

Cette inanité rappelle la vanité du "devoir de mémoire" : en 1994, pendant que se perpétrait le génocide des Tutsi au Rwanda, le premier Ministre français de ce temps, Edouard Balladur était en visite en Pologne. Dans l’ancien camp d’Auschwitz, il prônait le devoir de mémoire et appelait à la vigilance en concluant évidemment par la formule fétiche : "Plus jamais ça". Mais "ça" recommençait au même moment au Rwanda. Et ceux qui avaient les moyens d’intervenir se sont gardés de le faire et ont fermé les yeux. A infiniment plus petite échelle, l’affaire Dieudonné montre à tous ce qu’est une mémoire vaine quand on se paye de mots sur le dos d’une souffrance, elle, hélas, bien réelle. Tout ça n’a pas fait la une des journaux, parce que moins on en parle mieux c’est comme on le chuchotait ici et là. Même si toute l’histoire du siècle écoulé nous montre la sottise d’un tel raisonnement.

Primo : Indifférence ? Démission ?
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Georges Bensoussan : Ce silence sur cette liste fut de même nature que celui qui entoura l’affaire de la synagogue de Metz en janvier 2009. De l’indifférence ? Je ne crois pas. Cette liste a scandalisé, en France, à l’étranger, bien au-delà des cercles étroits la communauté juive. Mais il reste désormais cette tache, inscrite : en Ile de France, chaque électeur a reçu par la poste, sur l’argent du contribuable, des documents électoraux inspirés par la seule haine antijuive.
Dans le cadre de la République, il ne s’est trouvé aucune autorité pour bloquer cette infamie. Mais on eut droit, comme souvent quand la politique est rabaissée au rang d’un divertissement, à des effets d’annonce. Suivis de rien. Juste de quoi discréditer la politique, encourager l’abstention et le populisme.

Primo : vous pensez que le réveil sera pénible ?

Georges Bensoussan : On peut duper un temps. Comme le disait Churchill on peut tromper "un peu, et un moment, mais pas tous et pas tout le temps".

Le réveil aura lieu. Mais à quel prix ? Et après quel désastre pour solde de tout compte ? La tactique qui consiste à penser que se taire enterrera le danger marie naïveté et lâcheté comme si le fait de ne pas en parler avait jamais empêché un problème d’exister. Avant avril 2002, le PS pensait que moins on parlait des violences antisémites dans les banlieues, mieux ce serait. La situation, loin de s’apaiser, est allée en s’aggravant.
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Extraits de la deuxième partie d'une série d'entretiens avec Georges Bensoussan réalisés par Josiane Sberro & Véronique Lippmann © Primo, 24 juin 2009
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