"La supériorité de Churchill ne tient pas, comme on a souvent tendance à le croire, à sa seule énergie, mais à son intelligence du phénomène hitlérien. Dès 1925, il avait lu Mein Kampf et avait été convaincu de tenir entre ses mains le nouveau « coran du fanatisme de la Guerre », porteur d'un message redoutable, quoique confus et verbeux.
D'emblée, la vraie raison de la haine de Hitler à l'égard des Juifs lui devint évidente : le Führer avait le culte de la force brutale, régénératrice à ses yeux. Pour lui, l'être humain n'était rien d'autre qu'un animal supérieur condamné à lutter à mort pour survivre. Les Juifs, incarnation par excellence des valeurs universelles, représentaient à ses yeux des agents de désintégration à éliminer d'urgence. Churchill avait si bien perçu la centralité terrifiante de l'antisémitisme dans l'idéologie nazie que Hitler renonça finalement à venir parler avec lui en 1932. Cet été-là, l'homme d'État britannique se trouvait en Allemagne afin de visiter les lieux où jadis s'était illustré son ancêtre, le duc de Marlborough, dont il préparait la biographie. Dès son arrivée, un envoyé officieux du Führer s'était manifesté avant de se volatiliser rapidement. « C'est ainsi qu'Hitler perdit son unique chance de me rencontrer », conclut superbement le mémorialiste.
La grande force de Churchill tenait aussi à son optimisme résolu. Jamais il n'envisagea le triomphe du national-socialisme, jamais il ne douta de la capacité de ses compatriotes à se reprendre face à un danger mortel. « Lorsque vous parlez de guerre, devait-il déclarer très crânement à Ribbentrop, ambassadeur du Reich à Londres en 1937, il ne vous faut pas sous-estimer l'Angleterre. C'est un curieux pays, dont peu d'étrangers parviennent à comprendre la mentalité. Qu'une grande cause s'offre à son peuple et vous verrez de combien d'actions inattendues seront capables ce même gouvernement et la nation britannique ! »"
La grande force de Churchill tenait aussi à son optimisme résolu. Jamais il n'envisagea le triomphe du national-socialisme, jamais il ne douta de la capacité de ses compatriotes à se reprendre face à un danger mortel. « Lorsque vous parlez de guerre, devait-il déclarer très crânement à Ribbentrop, ambassadeur du Reich à Londres en 1937, il ne vous faut pas sous-estimer l'Angleterre. C'est un curieux pays, dont peu d'étrangers parviennent à comprendre la mentalité. Qu'une grande cause s'offre à son peuple et vous verrez de combien d'actions inattendues seront capables ce même gouvernement et la nation britannique ! »"
Source: Le Figaro Littéraire - extraits d'un texte ("Winston Churchill, le guerrier visionnaire") d'Éric Roussel sur les « Mémoires de guerre, tome I (1919-1941)» de Winston Churchill, traduit, présenté et annoté par François Kersaudy. Editions Tallandier, 448 p, 29 €.
François Kersaudy : «Un héros de Kipling»
3 commentaires :
Si, en 1925, Mein Kampf n’a probablement pas attiré l’attention d’un ministre britannique des Finances surtout préoccupé de revaloriser la livre, notamment en rognant sur les dépenses militaires, et si Hitler n’était sans doute pour lui, à supposer qu’il ait retenu son nom, qu’un agitateur maladroit venu brièvement sur le devant de la scène en 1923, il s’alarme instantanément à la fin de 1930, lorsque les voix du parti nazi grimpent de 2 à 18% aux élections législatives. On le sait par le récit d’une conversation animée avec un diplomate allemand en poste à Londres, qui n’est autre que le petit-fils de Bismarck.
Ce qui préoccupe à ce moment le député conservateur britannique, ce n’est pas la montée d’un homme, mais celle du militarisme allemand. Il faut attendre un article de 1935, repris en 1937 dans le recueil Les grands contemporains, pour constater sa prise de conscience du rôle d’Adolf Hitler dans cette poussée militariste, et dans les dégâts qu’elle pourrait engendrer. En revanche, deux ingrédients décisifs de la victoire churchillienne sont en place dès 1932 : le projet de recourir, en cas de besoin, à l’alliance soviétique (en dépit de son anticommunisme, des plus virulents), et une haine instinctive de l’antisémitisme nazi (haine dont l’expression par Churchill devant un familier de Hitler est la cause probable de l’avortement de l’unique projet de rencontre convenu entre les deux hommes, en septembre 1932).
Du côté de Hitler, on ne voit pas apparaître un avis sur Churchill avant cet article de 1935, contre lequel sa diplomatie s’insurge. Dès lors, il est présenté de plus en plus, par le dictateur et ses services de propagande, comme l’incarnation des tendances mauvaises de l’Occident en général et de la Grande-Bretagne en particulier. Deux thèmes sont omniprésents, sa consommation d’alcool et son caractère « juif », soit qu’on lui prête (bien à tort) des affinités avec des personnalités de cette origine comme Hore-Belisha, ministre de la Guerre de Chamberlain, soit qu’on lui attribue des comportements « typiquement juifs » comme l’affairisme ou la malhonnêteté intellectuelle.
Clairsemées entre 1935 et 1938, les citations de ce genre abondent à partir des accords de Munich : Hitler exploite les protestations de Churchill pour mettre en doute la sincérité de Chamberlain dans son désir d’entente avec l’Allemagne. En fait, il a besoin lui-même à ce moment que les rapports se gâtent, et utilise Churchill comme un prétexte... ce qui encourage Chamberlain à l’écarter le plus longtemps possible du gouvernement. Hitler alors sous-estime son futur adversaire et ce n’est pas réciproque, même si Churchill est, à tort, plus sensible à son énergie, à son nationalisme et à son audace qu’à ses capacités manœuvrières.
Lorsque, le 10 mai 1940, il arrive à la tête du gouvernement britannique, la réaction de Hitler est inconnue mais celle de Goebbels, réjouie, en donne peut-être une idée. Les nazis savent bien que sa nomination ne correspond pas à un mouvement profond de l’opinion et peuvent escompter qu’il va, en raison même de son intransigeance, se retrouver en grande difficulté lorsqu’ils auront réduit la France à merci -une tâche entreprise le même jour, sous les meilleurs auspices, par l’offensive en Belgique du nord, destinée à masquer le coup terrible programmé trois jours plus tard dans la région de Sedan.
Le prudent Hitler a besoin que la guerre s’arrête, avant de reprendre sa marche vers l’est, et il fait tout, à la fin de mai puis de juin 1940, pour obtenir la chute de Churchill. Mais la ténacité du personnage, et l’influence de ses discours, obligent le chef nazi à présenter un cocktail d’amabilités et de menaces, particulièrement difficile à doser.
Et puis très vite une autre idée lui vient, une sorte de tentation. Son esprit irréligieux, qui se croit cependant appelé et guidé par une « Providence », est soudain séduit par un raccourci.
Le maintien dans la guerre d’une Angleterre affaiblie n’est-il pas une chance à saisir ? Il permet en effet de justifier, dans la marche vers l’est, une soudaineté et une cruauté « raciale » (aussi bien anti-slave qu’antisémite) que le retour de la paix n’aurait pas permises au même degré . Dès le début de juillet il parle à ses généraux d’une guerre contre l’URSS et leur en annonce la décision le dernier jour du mois : d’où l’idée de Lukacs qu’alors se termine le « duel ».
A ce moment, Hitler a deux fers au feu. Soit il réactive la crainte atavique d’un encerclement de l’Allemagne pour entraîner ses compatriotes dans une « lutte pour la vie » où l’alliance de la Russie et de l’Occident « prouve » toute la nocivité des Juifs (censés inspirer à la fois le bolchevisme et le capitalisme), soit, jouant sur l’anticommunisme occidental, il obtient tout de même, in extremis, le renversement de Churchill et la paix sur ses arrières pendant qu’il liquide l’Etat soviétique en se payant sur son territoire.
Il déclenche en mai 1941 un feu d’artifice qui en dit long sur sa préférence pour la seconde solution, et sur la performance de Churchill quand il la met en échec. Il délègue en Angleterre, au risque de le perdre, son plus proche associé après Göring, Rudolf Hess, tire en Grèce, en Irak, en Syrie, en Libye, en Crète et sur les mers (odyssée du Bismarck) des cartouches qui mettent la Grande-Bretagne dans ses petits souliers, et affermit son emprise sur Vichy en faisant ramper Darlan jusqu’à Berchtesgaden.
Son seul échec est le refus du Japon d’attaquer, au même moment, Singapour. Si on considère à quel point en février 1942 l’arrivée des Japonais dans cette forteresse avec neuf mois de retard, comme les carabiniers de la chanson, sur le plan nazi, ébranle le pouvoir de Churchill, obligé de changer en hâte une bonne partie de son gouvernement pour calmer les esprits, on peut dire un grand merci à l’empire du Soleil Levant -sans oublier cependant que cette contribution à la défaite nazie était aussi inconsciente qu’involontaire.
Après l’entrée en guerre forcée de l’URSS, le 22 juin 1941, est-il possible encore de trouver du neuf sur les grands tournants d’une guerre qui certes n’est plus, désormais, un duel ? Sans doute, et la concentration des recherches sur la relation Churchill-Hitler ouvre à cet égard une voie royale, encore très peu foulée. On a fait surtout jusqu’ici une histoire quantitative et fataliste, réduisant les dernières années du nazisme à un broyage inexorable par des appareils industriels supérieurs. Or le pouvoir est, partout, tellement concentré que les forces et les faiblesses des caractères et des intelligences jouent un rôle plus important que jamais.
Non seulement Hitler maintient une cohésion nationale et, dans une certaine mesure, « européenne », qui retarde l’affirmation de la supériorité adverse, mais il entreprend, pourdiviser ses ennemis, des manœuvres qui n’ont rien du baroud dérisoire auquel on les réduit le plus souvent, lorsqu’on les évoque. Pour les mettre en échec, l’énergie de Churchill et la priorité qu’il donne à la lutte antinazie ne sont peut-être pas moins utiles qu’en juin 1940.
Dans la partie terrible qu’il mène à la fois avec et contre Roosevelt et Staline, il n’est pas qu’un brillant troisième, forcé d’en rabattre de plus en plus devant la supériorité des deux autres. Il est aussi le plus altruiste et le plus conscient.
Peut-être s’illusionne-t-il, jusque vers février 1945, sur la possibilité d’éclairer de sa sagesse européenne la fougue américaine et de ramasser finalement une mise importante.
Mais il estime avant tout que Hitler reste dangereux et qu’il ne faut pas laisser apparaître la moindre faille, ni avec les Etats-Unis, ni entre l’Est et l’Ouest. Il éprouve, pour l’Europe, les plus vives inquiétudes, mais jamais au point d’inverser les priorités et de laisser à Hitler l’occasion de s’entendre avec l’un des envahisseurs contre l’autre, comme il essaie de le faire jusqu’à son suicide inclusivement.
Ce vaincu laisse un testament haineux où Churchill partage, avec les Juifs, la place d’honneur.
Enregistrer un commentaire