mardi 12 février 2019

James Joyce décrit l'antisémitisme dans son chef-d'oeuvre 'Ulysse' (1922)


James Joyce (1924) 
Portrait de Patrick Tuohy

"L'histoire, dit Stephen, est un cauchemar dont j'essaie de m'éveiller"

Dans Ulysse (1922), l'un des meilleurs livres du XXe siècle, l'écrivain irlandais, James Joyce (1882-1941), fait une des plus justes analyses de l'antisémitisme européen - elle est toujours d'actualité.  L'action du roman se déroule à Dublin le 16 juin 1904.
- Souvenez-vous de ce que je vous dis, monsieur Dedalus, fit-il [M. Deasy].  L'Angleterre est aux mains des juifs.  Dans tous les postes les plus élevés: sa finance, sa presse.  Et ils sont le signe de la décadence d'une nation.  Partout où ils s'assemblent ils sucent la vitalité de la nation.  Voilà des années que je vois cela venir.  Aussi vrai que nous sommes ici les marchands juifs ont commencé leur oeuvre de destruction.  La vieille Angleterre se meurt.  […]

- Elle se meurt, dit-il, si elle n'est déjà pas morte. […]

- Un marchand, dit Stephen, c'est celui qui achète bon marché et revend cher, juif ou gentil, n'est-ce pas?

- Ils ont péché contre la lumière, dit M. Deasy gravement.  Et vous pouvez voir les ténèbres dans leurs yeux.  Et c'est pourquoi ils sont encore errants sur la terre de nos jours. […]

M. Deasy s'était arrêté, soufflant et ravalant sa respiration.

- Je voulais juste vous dire, dit-il.  L'Irlande, dit-on, est le seul pays qui puisse s'honorer de n'avoir jamais persécuté les juifs.  Vous le saviez?  Non.  Et savez-vous pourquoi?

Il fronçait un sourcil sévère dans l'air lumineux.

- Parce qu'elle ne les a jamais laissés entrer, dit M. Deasy solennellement.

Comme une balle, un rire-quinte-de-toux jaillit de sa gorge tirant après lui une chaîne glaireuse et grinçante.  Il fit demi-tour, toussant, riant, brassant l'air de ses bras levés.

- Elle ne les a jamais laissés entrer, répétait-il au milieu de ses rires pendant qu'il tapait de ses pieds guêtrés sur le gravier de l'allée.  Voilà pourquoi.

Sur ses sages épaules à travers la marqueterie du feuillage le soleil semait des paillettes, de virevoltants écus.
James Joyce, Ulysse, Gallimard Folio, 2013 (p.p. 90-95)

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