Philippe Conrad, essayiste, historien et journaliste:
Dès avant 1789, Louis XVI avait entamé le processus qui devait conduire à l’émancipation des Juifs du royaume, alors que le peuple maintenait contre cette communauté d’anciennes préventions. (...)
Les magistrats strasbourgeois proposent de ne pas inquiéter Cerf Beer, locataire de trois maisons dans la ville, mais exigent qu’il les quitte une fois accomplies les missions qu’il remplit au service du roi. Le principal intéressé réclame, pour sa part, l’application pure et simple des lettres patentes de 1775. Il insiste sur l’intérêt public de son négoce et stigmatise habilement l’opposition que manifeste Strasbourg à l’autorité royale.
Il sait d’autre part qu’il peut compter à la Cour sur de nombreux appuis, ceux notamment du marquis d’Argenson, du maréchal de Contades et du comte de Ségur. Se jugeant en position suffisamment forte, Cerf Beer va même revendiquer davantage, en suggérant à Louis XVI d’étendre à ses coreligionnaires méritants la mesure dont il a bénéficié. Strasbourg réplique en refusant d’admettre en ses murs les «sangsues» qui vont ruiner ses habitants.
Le gouvernement royal décide alors d’envoyer en Alsace un commissaire chargé d’enquêter sur place. Les rapports que celui-ci adresse au maréchal de Ségur et au comte de Brienne font état des efforts infructueux qu’il a déployés pour convaincre les autorités municipales. Il rend compte également de l’extrême inquiétude de la bourgeoisie locale qui redoute une décision favorable à Cerf Beer comme «le fléau le plus destructeur qu’il y ait à appréhender».
La situation apparaissait ainsi comme passablement bloquée. Louis XVI peut difficilement se déjuger en ce qui concerne ses lettres patentes de 1775, mais il lui est également impossible d’imposer une mesure aussi impopulaire, d’autant que, le 22 janvier 1788, une commission de l’Assemblée provinciale d’Alsace est intervenue à Versailles en faveur de Strasbourg.
LA MISSION CONFIÉE À MALESHERBES
Placé devant ce délicat problème, le roi institue une commission dont la présidence est confiée à Malesherbes. Attaché aux idées philosophiques de l’époque, membre du ministère réformateur de Turgot, cet ancien président de la Cour des Aides est revenu aux affaires en 1787 pour contribuer à la préparation de l’édit accordant l’état civil aux protestants. Il est donc tout désigné pour se pencher sur le problème de la situation des Juifs et la tradition veut que le souverain lui aurait confié cette mission en ces termes : «Monsieur de Malesherbes, vous vous êtes fait protestant et moi je vous fais juif».
Les membres de la commission sont choisis parmi les intendants qui ont eu en charge des provinces où vivaient des Juifs et parmi les représentants les plus distingués de la communauté juive elle-même (Furtado et Gradis pour Bordeaux, Cerf Beer pour Strasbourg, Lazard et Trenel pour Paris).
La tâche de la commission est d’autant plus délicate que les Juifs de Bordeaux, déjà très assimilés, refusent absolument d’être confondus avec ceux de l’Est. À l’issue des travaux, le mémoire transmis par Malesherbes à Louis XVI prévoit une émancipation graduelle, les lettres de naturalisation étant accordées progressivement, en fonction des services rendus. On n’envisage pas encore l’émancipation générale des Juifs d’Alsace et certaines des limitations prévues en 1784 auraient sans doute été maintenues, notamment l’exclusion des Juifs de la magistrature.
Le déclenchement de la Révolution fait que les décisions en préparation échappent au pouvoir royal pour passer à l’Assemblée constituante. Une véritable unanimité anti-juive se manifeste dans les cahiers de doléances alsaciens et lorrains, seuls les nobles apparaissent plus libéraux. Les troubles de l’été 1789 obligent même plusieurs milliers de Juifs alsaciens à se réfugier en Suisse mais, le 31 août 1789, leurs représentants, conduits par Cerf Beer, viennent présenter leurs doléances à l’Assemblée où ils sont soutenus par Mirabeau, l’abbé Grégoire, Rabaut Saint-Étienne — qui avait obtenu deux ans plus tôt l’octroi de l’état civil aux protestants — Clermont-Tonnerre, Barnave et Robespierre.
À la fin du mois de décembre, l’Assemblée accepte de donner l’égalité totale aux protestants, aux comédiens et au bourreau mais la refuse aux Juifs, par 408 voix contre 403. Un mois plus tard, les Juifs du Sud-Ouest et d’Avignon deviennent des citoyens à part entière. Ce n’est pas le cas des Juifs d’Alsace. La province s’agite et ses représentants emmenés par l’Alsacien Jean-François Reubell, s’opposent vigoureusement à toute émancipation. Ce n’est que le 27 septembre 1791, au moment où elle est sur le point de se séparer, que l’Assemblée révoque, à la demande de Duport, «tous les ajournements, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets relativement aux individus juifs.»
L’émancipation est donc péniblement acquise et c’est Louis XVI qui, en sa qualité de chef de l’exécutif, ratifie, le 13 novembre 1791, sans user de son droit de veto, la loi ainsi votée par les constituants.
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