mercredi 18 avril 2018

Françoise Giroud: "Cette Shoah qui ne passe pas" (2002)


Françoise Giroud (1916-2003), journaliste, écrivaine et femme politique française:
"Je crois que l'ensemble des peuples chrétiens n'a jamais avalé la Shoah. Que sa révélation, relativement tardive, son ampleur, sa méticulosité hallucinantes et avant tout le caractère d'anéantissement systématique et gratuit d'un peuple entier ont causé un choc beaucoup plus profond qu'on ne le croît. Non par sympathie particulière pour les victimes mais parce que "la solution finale" a obligé le plus étourdi à découvrir que l'homme était peut-être intrinsèquement mauvais, et Dieu intrinsèquement distrait.

L'humanité a connu d'autres exterminations, certes, mais non comparables. On a exterminé des ennemis, des adversaires, des guerriers, les occupants d'un territoire à conquérir. Les Français, pour ne parler que d'eux, ont exterminé les protestants, torturé les Algériens; les Américains ont massacré les Indiens; les Soviétiques ont massacré tous azimuts; la liste n'est pas limitative. Mais jamais l'homme n'avait exterminé méthodiquement d'autres hommes sans raison, par caprice en quelque sorte - et par millions.

Je crois que cette révélation du mal vivant au coeur d'hommes européens élevés depuis plusieurs générations dans la foi chrétienne et se dévergondant sans entrave a été intolérable, insupportable, suffocante. C'est à mes yeux la raison pour laquelle ceux qu'on appelle les négationnistes nient contre toute évidence la réalité de la Shoah. En bonne logique, dans la mesure où ils se déclarent ouvertement ennemis déclarés des juifs, ils auraient dû se féliciter d'en voir disparaître autant d'un seul coup et mettre cet acte d'hygiène à l'actif du national-socialisme. Mais ceux qui nient ne supportent pas mieux que d'autres que cela ait été.

Et bien que les années passent, chacun porte avec ennui, avec irritation parfois, sa petite part de culpabilité dans la plus remarquable extermination de l'histoire parce qu'elle était sans objet. Parce que ce n'est pas le ixième malheur des juifs qu'elle a révélé mais ce dont l'homme contemporain policé, cultivé, éduqué, est capable, donc nous-mêmes. "Chaque fois qu'on a tué un juif pendant la guerre, a pu dire un moraliste, c'est Jésus que nous avons tué, le premier d'entre eux"."

Un extrait de l'article de Françoise Giroud (paru dans Le Monde du 13 juin 2002) a été repris par l'hebdomadaire belge Pan dans un article intitulé Israël et nous, cette Shoah qui ne passe pas (13 avril 2018).

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