mardi 3 mars 2015

"Beaucoup de Français ont compris que le meurtre de juifs n’est pas une affaire de juifs", Iannis Roder

Et voilà, il y a eu Charlie. Et mon téléphone a sonné sans interruption. «Bonjour, c’est Europe 1…, LCI, BFM, La Cinq, Arte, France 2, RMC, France Inter, Le Monde, RTL, etc. ». Ils voulaient tous me recevoir. Soudainement, il était urgent d’entendre ce que je racontais depuis quinze ans. C’est qu’il y avait une «actu», et une sacrée «actu». Et avant, la réalité, ce n’était pas de l’actu?

 Iannis Roder @ Causeur et Extrême Centre: Quinze ans de perdus - Nos élites ont longtemps nié la dérive antisémite des banlieues


Les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher ont ouvert les yeux de nos élites, qui ont longtemps nié la dérive antisémite et antirépublicaine de nos banlieues. Quinze ans après la sortie des Territoires perdus de la République, les mêmes médias qui s’obstinaient dans l’aveuglement m’ont subitement assailli d’invitations. Mais l’idéologie victimaire est loin d’avoir capitulé.

«Pfff, Hitler, il a pas fini le boulot, M’sieur!» Cette remarque d’un gamin de 15 ans, je m’en souviens comme si c’était hier. Pourtant, ce n’était pas hier, c’était en 1998, lors de mon premier cours sur l’histoire de la Shoah. Ce fut une gifle, la première d’une litanie qui s’est poursuivie jusqu’à hier – en réalité, il y a un mois, le 8 janvier précisément. Au lendemain de l’attentat contre Charlie, une autre gamine m’a dit très posément: «J’en ai marre de ces gens qui renient leurs origines et veulent s’intégrer dans votre République.» Dix-sept ans se sont écoulés entre les deux propos et les deux élèves.

Pendant toutes ces années, ceux qui tentaient d’alerter sur la pénétration croissante, dans la jeunesse des «quartiers», de l’antisémitisme, de la haine de la France, du complotisme et de l’islamisme radical, ont été ignorés, considérés comme paranos, voire suspectés de nourrir des intentions douteuses et des préjugés stigmatisants.

Certains beaux esprits qui voulaient résolument ne pas voir et empêcher quiconque de voir se rassuraient en répétant que ces idées déplorables – évidemment produites par la relégation sociale – étaient tout à fait minoritaires. Minoritaires, la belle affaire ! Encore heureux ! Parce que, tout de même, depuis 2006, 28 personnes ont été tuées par des Français, nés, grandis et radicalisés en France, tous passés par l’école de la République et tous formatés par ces idées minoritaires. Imaginez le carnage si elles étaient majoritaires.

Après le massacre de Charlie Hebdo, et, surtout, face aux fractures qu’il a mises en lumière, il faut avoir des œillères pour continuer à ne pas voir. Certes, il y aura toujours des professeurs pour expliquer qu’ils sont coupables (et nous avec eux) d’avoir fabriqué des assassins. [...]

Le Monde [en 2002] m’interviewa. Sans contester la réalité de l’antisémitisme que je décrivais, la journaliste prit soin d’interroger une collègue qui officiait dans un collège situé dans la même ville, à 500 mètres du mien, et qui, elle, n’observait rien de tel. L’article précisait que j’étais juif. En l’absence d’une mention comparable pour ma collègue, j’en conclus qu’elle devait être «normale». Un parano, vous dis-je… [...]

Après Merah, on s’est empressé de l’oublier. Après Charlie, après Vincennes, nul ne dira plus qu’il ne le savait pas. [...]

Mais, au sommet de l’État, on a parlé haut et fort: «Quand on tue un juif, on s’en prend à la République.» Et beaucoup de Français ont compris que le meurtre de juifs n’est pas une affaire de juifs. Ils ont découvert la logique criminelle, le fil qui relie les soldats, les policiers, Charlie, la France, la liberté, la République, les juifs, et qui n’est rien d’autre qu’une haine inextinguible du monde démocratique. Et ils commencent à chercher des explications.


On s’est alors souvenu de ces profs dont on avait vaguement entendu parler quelques années plus tôt. Ils racontaient le délitement des liens sociaux, la montée, dans certains espaces, des discours religieux, des propos homophobes, sexistes ou antisémites, la contestation grandissante des valeurs républicaines.

Des réacs, des grincheux, adeptes étriqués du «c’était mieux avant». Nous nous étions habitués à ne pas être entendus, presque résignés au refus d’une partie notable de nos élites de voir le monde tel qu’il est.

Et voilà, il y a eu Charlie. Et mon téléphone a sonné sans interruption. « Bonjour, c’est Europe 1…, LCI, BFM, La Cinq, Arte, France 2, RMC, France Inter, Le Monde, RTL, etc. ». Ils voulaient tous me recevoir. Soudainement, il était urgent d’entendre ce que je racontais depuis quinze ans. C’est qu’il y avait une «actu», et une sacrée «actu». Et avant, la réalité, ce n’était pas de l’actu? Bien sûr, j’ai accepté. Je n’allais pas laisser passer cette occasion de dire à mes concitoyens ce qui se passe dans leur pays. Mais, au fond de moi, je suis triste et en colère. Triste qu’il ait fallu de tels drames pour qu’on nous écoute.

En colère parce qu’il en faudra peut-être d’autres pour que certains sortent du déni de réalité et cessent de déresponsabiliser les jeunes «de banlieue» en les encourageant dans leur statut victimaire, comme s’ils étaient par nature incapables d’être des acteurs de leur vie. [...]

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