mardi 29 avril 2008

François Mauriac: préface à Bréviaire de la haine de Léon Poliakov

François Mauriac, préface au livre de Léon Poliakov, Bréviaire de la haine, Calmann-Lévy, 1951 (source: Un Echo d'Israël)

«Voici un bon catholique qui au lendemain de la seconde guerre mondiale n’a pas hésité à écrire ces lignes:

Votre premier mouvement sera peut être de refermer avec humeur ce bréviaire de haine: nous en avons assez de ces histoires sanglantes; nous voulons les oublier; nous voulons oublier que nous y sommes tous impliqués, d’abord parce que nous sommes des hommes: voilà de quoi l’homme est capable; voilà jusqu’où il peut aller dans la bestialité. Mais non, c’est faire injure aux bêtes: les fauves ne tuent que pour se nourrir. La proscription de toute une race d’hommes par d’autres hommes n’est pas un événement nouveau dans l’histoire humaine; elle fut toujours le fait de personnages instruits qui agissaient selon des principes, des idées, s’ils étaient mus par la haine. Mais notre génération aura eu le privilège d’être le témoin du massacre le plus étendu, le mieux mené, le plus médité: un massacre administratif, scientifique, consciencieux, tel que pouvait être un massacre organisé par des Allemands.

Aussi est-ce aux Allemands si pressés d’oublier que ce livre s’adresse en premier lieu. Il n’en est pas beaucoup pour se frapper la poitrine, pour répéter l’acte de contrition qu’Ernst Wiechert invitait la jeunesse allemande a réciter avec lui en 1945: «Que notre faute nous fasse comprendre que nous devons expier durement et longtemps; que nous n’avons pas besoin de bonheur, de foyer et de paix alors que les autres ont perdu, à cause de nous, leur bonheur, leur loyer et leur paix...»

Mais ce bréviaire a été écrit pour nous aussi Français, dont l’antisémitisme traditionnel a survécu à ces excès d’horreur dans lesquels Vichy a eu sa timide et ignoble part - pour nous surtout, catholiques français, qui devons certes à l’héroïsme et à la charité de tant d’évêques, de prêtres et de religieux à l’égard des Juifs traqués, d’avoir sauvé notre honneur, mais qui n’avons pas eu la consolation d’entendre le successeur du Galiléen, Simon Pierre, condamner clairement, nettement et non par des allusions diplomatiques, la mise en croix de ces innombrables «frères du Seigneur». Au vénérable cardinal Suhard qui a d’ailleurs tant fait dans l’ombre pour eux, je demandai un jour, pendant l’occupation: «Eminence, ordonnez-nous de prier pour les Juifs...», il leva les bras au ciel: nul doute que l’occupant n’ait eu des moyens de pression irrésistibles, et que le silence du pape et de la hiérarchie n’ait été un affreux devoir; il s’agissait d’éviter de pires malheurs. Il reste qu’un crime de cette envergure retombe pour une part non médiocre sur tous les témoins qui n’ont pas crié et quelles qu’aient été les raisons de leur silence.

M. L. Poliakov n’a pas écrit un livre inspiré par la vengeance ni par la haine. Mais il apporte ici, pour la première lois, des documents d’archives: comme il s’agit d’une extermination organisée, administrée au long de plusieurs années, il fonde sur des preuves indubitables un chapitre de l’histoire qui risquait de tourner à la légende et de n’être pas crue lorsque ceux qui en furent les témoins et les victimes auront disparu. Cette férocité inhérente à notre nature, nous en tenons la preuve: ce bréviaire est là désormais. Sur tous les rêves, sur tous les espoirs humains s’étend à jamais l’ombre de cette immense croix.

Aux victimes sans nombre de l’antisémtisme nazi, nous devons de lutter contre ce qui subsiste en nous de cette honteuse passion. Je crois, et je l’ai écrit à l’auteur de ce livre, qu’un certain comportement des Juifs qui tient aux conjonctures de leur tragique histoire et dont l’épopée palestinienne a déjà délivré ceux qui la vivent, n’est pas étranger à la persistance de ce ferment. Que j’aie tort ou raison, il reste qu’après la lecture de ce bréviaire, nous serions bien misérables si nous ne sachions en triompher au dedans de nous. Surtout que ce livre ne nous désespère pas: il y a ceux qui ont tué mais il y a aussi ceux qui ont su mourir. Nous n’avions pas attendu Hitler et les nazis pour savoir que l’homme n’est pas né innocent et que le mal est en lui et que la nature est blessée. Mais un héros et un saint demeurent en germe au plus secret de nos misérables cœurs. Il dépend de nous que les martyrs n’aient pas été torturés en vain. Il dépend de nous de ne pas écarter cette multitude qui, bien loin de crier vengeance, nous crie inlassablement ce que le premier d’entre eux, le fils de David, nous a enseigné sur la montagne: «Bienheureux les doux car ils possèdent la terre, Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. Bienheureux les miséricordieux car ils obtiendront eux mêmes miséricorde. Bienheureux ceux qui souffrent la persécution pour la justice...»

A nous chrétiens héritiers d’une tradition de haine contre «la race déicide» il appartient d’y substituer une tradition nouvelle fondée sur l’Histoire: la première Eglise, celle de Jérusalem, était Juive, Juifs les premiers martyrs et cet Etienne dont le visage était pareil à celui d’un ange, Juives, la mère du Seigneur, et cette Madeleine qui préfigure à jamais toutes les grandes âmes à qui il sera beaucoup pardonné parce qu’elles ont beaucoup aimé, Juifs, les deux disciples au crépuscule sur le chemin d’Emmaüs écoutant cet Inconnu qui leur expliquait les Ecritures. C’est de communauté juive en communauté juive que grâce à Paul de Tarse le feu s’est communiqué à travers le monde romain: «Je suis venu apporter le Feu sur la terre et que désiré-je, sinon qu’il s’allume?»

Mystiquement, chacun de nous a crucifié le Christ et le crucifie encore. Si les Juifs avaient une dette particulière à payer, qui oserait nier qu’ils s’en sont acquittés jusqu’à la dernière obole? Songez à ces pères qui pressaient leurs petits garçons dans leurs bras avant de passer le seuil des chambres à gaz. Songez à ces enfants que nous avons vus comme des agneaux entassés dans des wagons de marchandise à la gare d’Austerlitz, gardés par des hommes qui portaient un uniforme français. Puisse la lecture de ce bréviaire constituer dans notre vie un événement, puisse-t-elle nous mettre en garde contre les retours en nous de l’antique haine que nous avons trouvée dans notre héritage et que nous avons vue fructifier abominablement aux sombres jours d’Adolf Hitler.
François Mauriac
Paris, 11 avril 1951.»

Nous qui vivons sous des cieux encore striés de la fumée des fours crématoires, François Mauriac

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