Repris du blog Un Idiot Attentif:
[…] Le livre dont il s’agit est Histoire d’un Allemand, de Sebastian Haffner(1). A mesure que je progresse dans sa lecture, je suis stupéfait par la lucidité et l’intelligence de son analyse. Il y évoque, à partir de sa propre expérience et d’une attention fine aux événements ordinaires de la vie, le lent processus de décomposition politique, culturelle et sociale qui a abouti à la prise du pouvoir par les nazis. L’auteur, Raimund Pretzel (Haffner est un pseudonyme, sans doute inspiré par le nom d’une symphonie de Mozart) est né en 1907. Cet ouvrage, écrit en 1939, un an après que Pretzel ait quitté l’Allemagne pour l’Angleterre, lui avait été commandé par un éditeur allemand exilé. Le déclenchement de la guerre en empêcha la publication et ce n’est qu’à sa mort, en 1999, longtemps après qu’il soit revenu en Allemagne, que son manuscrit fut retrouvé dans ses archives par son fils, et publié. […](1) Sebastian HAFFNER, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Coll. Babel, Ed. Actes Sud, 2002, 440 p.
Lorsqu’il en vient à évoquer les événements de 1933, Haffner, toujours attentif aux «signaux faibles», redouble de clairvoyance. Dans une digression sur l’histoire, il écrit: «… on est tenté de croire que l’histoire se joue entre quelques douzaines de personnes qui ‘’gouvernent les destins des peuples’’, et dont les décisions et les actes produisent ce que l’on appelle par la suite ‘’l’Histoire’’ (…) Un fait indubitable, même s’il semble paradoxal, c’est que les événements et les décisions historiques qui comptent vraiment se jouent entre nous, entres les anonymes, dans le cœur de chaque individu placé là par le hasard, et qu’en regard de toutes ces décisions simultanées, qui échappent même souvent à ceux qui les prennent, les dictateurs, les ministres et les généraux les plus puissants sont totalement désarmés.» De quoi faire réfléchir à notre responsabilité individuelle face aux événements sociaux et politiques. Appliquant son raisonnement à la guerre de 14-18, il ajoute: «Pourquoi les Allemands ont-ils perdu la guerre en 1918, tandis que les Alliés la gagnaient ? Un progrès dans la stratégie de Foch et de Haig, un relâchement dans celle de Ludendorff ? Nullement, mais dans le fait que ‘’le soldat allemand’’, celui qui composait la majorité d’une masse anonyme de dix millions d’hommes, a cessé soudain d’être disposé, comme il l’était jusqu’alors, à risquer sa vie à chaque attaque et à tenir ses positions jusqu’au dernier homme. Où s'est joué ce changement décisif ? Nullement dans des rassemblement massifs de soldats mutinés, mais, de façon incontrôlée et incontrôlable, dans le cœur de chaque soldat allemand».
Comment alors comprendre ce qui se passe en 1933: «Il s’agit de ces mouvements, de ces réactions, de ces transformations psychologiques dont la simultanéité et le nombre ont permis l’avènement du Troisième Reich, et qui forment aujourd’hui encore son arrière-plan invisible». L’auteur évoque alors différentes situations qui, à travers des choix individuels, délibérés ou non, ont permis aux nazis de s’emparer du pouvoir. On voit ainsi, par exemple, de respectables magistrats de la Haute Cour de Justice, où Haffner était jeune stagiaire, baisser la tête devant un jeune juge d’instance nazi incompétent, qui leur fait comprendre qu’il y a plus important que le droit appliqué à la lettre. Le magistrat juif qu’avait remplacé ce nazi «… n’avait pas été congédié, c’était un vieux monsieur qui avait longtemps dit le droit sous l’empereur, mais on l’avait envoyé au cadastre ou à la comptabilité d’un quelconque tribunal d’instance…». Autre exemple: un jour où Haffner fait une réflexion critique envers le régime, un collègue le prend à part et le met en garde avec une sorte de bonhomie forcée: «Vous êtes républicain, n’est-ce pas ? (…) Chut, n’ayez pas peur, je le suis aussi, au fond de mon cœur. Mais soyez prudent (…) Aujourd’hui on n’obtient rien en se montrant sceptique. Vous creusez votre tombe avec vos réflexions (…) Les républicains doivent maintenant hurler avec les loups…». Des revues et des journaux, acquis depuis longtemps aux idées démocratiques, se transforment du jour au lendemain en organes nazis. Nombre d’Allemands non nazis tentent de rester au-dessus de la mêlée, beaucoup en «fuyant dans l’illusion». Mais ces gens qui, «d’abord avec une conviction tranquille et totale, puis avec toutes les marques d’un aveuglement conscient et acharné, prédisaient de mois en mois la fin prochaine du régime», finissaient par se rendre en masse. «Une fois avérés les succès qu’ils avaient toujours déclarés impossibles, ils se sont reconnus vaincus. Ils n’avaient pas la force de comprendre que c’étaient précisément ces succès qui étaient effroyables. – ‘’Mais il a quand même vraiment réussi là où tout le monde avait échoué!’’ – ‘’C’est bien ça qui est grave !’’ – ‘’Vous alors, vous avez toujours aimé les paradoxes’’ – Propos échangés en 1938».
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